J'en ai le coeur gros

21/04/2018

Bon je viens de terminer 11 semaines de stage de cardiologie. Y'a tellement de choses à dire, et en même temps si peu. C'est difficile de faire passer à travers les mots ce que j'y ai vécu.

D'abord, c'était le meilleur stage que j'ai fait pour l'instant. Il y avait tous les ingrédients pour que ça soit parfait : des co-externes de folie, une cadre désopilante, des infirmières au taquet, un chef de clinique canon, des internes compétents et disponibles, bref une ambiance juste géniale.

Je tiens à remercier surtout mon interne, pour sa patience avec moi et sa bonne humeur.

C'est sûr, j'ai plus appris sur le terrain que dans mon poly. J'ai posé mille questions, pas toujours très pertinentes, je dois bien l'avouer, j'ai fait mille ECG, mille bons de transports, mais pas tout à fait mille patients. En parlant de patient...

C'était une femme âgée, avec plein de rides et plein de mélancolie. Elle vivait seule, avec ses deux chats, Maki et Cata. Elle m'a tenu la jambe pendant 45 minutes à propos de ses chats, c'est dire à quel point ils sont importants. Son village n'est pas desservi par de vraies lignes de transport, donc le moindre déplacement lui coûte cher. Et cher, pour une petite retraite, c'est vite une fortune. Je lui ai parlé des règles hygiéno-diététiques, qu'il était primordial de bien manger, quitte à ce que cela représente la plus grande partie de son budget. Elle m'a dit que c'était impossible. Elle m'a dit qu'elle avait dépensé 500€ le dernier mois pour guérir Maki d'un prolapsus. Plus de la moitié de sa retraite envolée. Je lui ai dit que c'était exagéré, quand on a pas les moyens. Que sa santé doit être sa priorité.                                                                                      Elle m'a répondu, comme si c'était une évidence, que Maki et Cata passaient avant elle.               Je me suis tue, et je l'ai regardée. Comment sa famille peuvent-ils la laisser seule au point qu'elle fasse passer les besoins de ses chats avant les siens ?                                                                             J'ai osé lui dire que j'avais plein de chats si elle voulait combler l'absence causée par le décès impromptu d'un de ses chats, mais qu'il fallait qu'elle prenne soin d'elle.                                        Il m'a semblé qu'elle m'a regardé sans me voir. Elle a juste souri, et répété à nouveau :

'Maki et Cata passent avant moi.'

Je suis sortie. Pouvais-je vraiment inciter cette femme à perdre la seule chose qui lui reste ?


En un peu plus joyeux maintenant, c'est un accomplissement dont je suis assez fière, bien qu'il soit dérisoire aux yeux de ceux qui le pratiquent tous les jours.

Parfois, il arrive que les oreillettes du coeur se mettent à se contracter n'importe comment, et pour remédier à cela, l'un des traitements consiste à envoyer un choc électrique externe (CEE) pour qu'elles reprennent leur rythme de base.

Je suis donc allée dans la salle où l'on pratique les CEE, je me suis faite toute petite, dans un coin du brancard. J'ai attendu qu'on l'endorme, j'ai attendu que les infirmières posent les deux milles perfusions et demi, j'ai attendu que l'anesthésiste fasses ses blagues grivoises, j'ai attendu que la chef de clinique fasse l'échographie, j'ai attendu, attendu. Puis arrive le moment fatidique, on pose les palettes sur la peau du thorax. Personne ne fait attention à moi. Je n'ose pas parler. J'espère que quelqu'un me remarque, je me mets sur la pointe des pieds. Ni la chef ni l'interne ne me voient. Ils vont choquer, tant pis. Je vois les yeux de l'infirmier à la tête du patients se plisser sous un grand sourire que je devine derrière son masque bleu.

"Je crois que la petite veut choquer. Ça fait depuis tout à l'heure qu'elle trépigne d'impatience !"

Ils se retournent tous vers moi. Le chef, l'interne, l'anesth, les 15 infirmières. Ils se retournent tous vers moi, vers mon statut d'externe qui transparaît par toutes les pores de ma peau. Un, puis des sourires mi-moqueurs, mi-bienveillants et re mi-moqueurs derrière s'affichent sur leurs visages.

"Bah viens donc !"

Je m'approche timidement des palettes qu'on voit dans les films, c'est pas si simple de les maintenir correctement sur la poitrine en fait.

"Quand je dis top, tu appuies sur les deux boutons en même temps."

Évidemment, je me suis plantée, j'appuyais pas correctement sur l'un des deux. La chef a remis mon doigt au bon endroit, et là, ça a marché. Le mouvement de recul est assez impressionnant, puis les muscles de la paroi thoracique ondulent sous l'effet de l'électricité, les microcontractions s'épuisant en quelques secondes. La chef a dit, d'un ton monocorde qui laisse présager un nombre faramineux de prononciations de cette phrase :

"Il est de retour en rythme sinusal, félicitations."

Alors j'ai pas sauvé sa vie, mais j'ai gardé un sourire béat collé sur la bouche pendant un petit moment.


Un peu plus court : c'était juste une patiente qui n'avait pas de chance. Elle a eu toutes les complications qu'on redoute en post-opératoire, on lui a promis une place en convalescence 7 jours de suite sans que jamais la maison de repos n'aie de place qui se libère. Presque heureusement, elle avait un début de démence qui lui faisait oublier que la veille on lui a promis une sortie que finalement elle n'a pas eu. Tous les soirs, elle les traite de chameaux pour ne pas lui avoir donné une place. Et rebelote. L'avantage, c'est que tous les jours, elle explosait de joie lorsqu'on lui annonçait que la sortie était peut-être pour aujourd'hui. Elle vous attrape les mains, les serre fort fort fort, vous remercie, vous dit que vous êtes incroyable, et que vous êtes tous des amours.

Je vous rassure, elle a fini par pouvoir rentrer chez elle, même nous on en a eu assez d'attendre cette place.


Juste un petit mot sur les gardes de cardio : c'est trop bien. Je comprends pourquoi tout le monde se les arrache. Tu apprends plein de trucs, tu vois les patients tout seul, tu peux faire des échos, tu remplis les observations toi-même dans le logiciel, parfois le chef paye des pizzas et la nuit, tu dors.

Presque Docteur - Kinesine
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