La valve fuit, mais ce sont des larmes qui s'échappent.

07/11/2017

C'est l'histoire de la première fois où j'ai pleuré à l'hôpital.

On a reçu une patiente pour une détresse respiratoire. Elle avait tous les antécédents du monde, à part le tabac, et franchement, je vois pas ce que ça aurait changé si elle l'avait.

Elle nous a raconté ses maladies, sa maison, son train de vie, ses filles, le fait qu'elle pouvait encore se débrouiller seule, qu'elle faisait ses courses seule, qu'elle pouvait encore se laver seule. Elle nous a raconté toutes ses opérations, ses 11 stents dans ses artères meurtries sous les coups de scalpel répétés, elle nous a parlé longtemps, avec sa voix de fillette. Je n'avais jamais entendu de voix aussi enfantine dans une bouche aussi âgée. Elle a raconté toutes ses épreuves que la moitié d'entre nous n'aurait pas supporté avec un calme et une sérénité sans pareil. Avec ses deux dents de devant pointant vers l'extérieur, elle semblait résignée sur son sort avec un sourire innocent.

Rien ne me préparait dans ce contexte à ce qui allait suivre.

Elle nous a parlé de son dernier bilan, qui pourrait expliquer ce problème de respiration. Ça ne faisait pas longtemps qu'elle était allée voir sa cardiologue qui lui a fait une écho cardiaque. Celle-ci lui a annoncé que ses deux valves, la mitrale et la tricuspide, n'étaient plus tout à fait étanches. Quand elle a dit ça, il y a eu un léger tremblement dans sa voix d'enfant. La nouvelle n'était pas encore digérée, je l'ai entendu aussi clairement que le tintement d'une cloche que l'on agiterait devant mon oreille.

Elle a donc apporté ce compte-rendu à son médecin traitant, et lui a demandé ce qu'on allait pouvoir y faire.

- Vous croyez quand même pas qu'à vôtre âge on va vous opérer !, a-t-il asséné durement

Une première larme naquit au coin de ses yeux noisettes, glissant lentement dans une des rides profondes qui traversaient son visage.

- Et que va-t-on me faire alors ?, nous raconte-elle, sa petite voix de plus en plus embuée

- À votre avis, madame, qu'est-ce-qui vous attend ?, a-t-il poursuivi, sans aucune compassion

À nouveau, une unique goutte d'eau salée perle le long de sa joue. Elle inspire bruyamment, j'ai peur qu'elle recommence sa crise dyspnéique. Comment pourrait-elle savoir ce qui l'attend ? Comment pourrait-elle être au courant de ce qui existe comme traitement ? Pourquoi lui imposer un suspense pareil ? Se croyait-il dans une série télé miteuse passant aux heures les moins regardées de la nuit, entre deux épisodes de Chasse et Pêche ? Mais apparemment, il tenait à son petit effet, puisqu'elle nous lâche enfin, dans une longue expiration, la réponse dédaigneuse du soit-disant médecin :

- Mais enfin madame ! C'est la mort qui vous attend !

Sur ces mots, elle éclate en sanglots.

"J'ai peur" souffle-t-elle de sa voix terrifiée d'enfant abandonnée, en fermant douloureusement ses grands yeux tristes.

Je regarde mes deux co-externes, et je sors de la pièce, suivi par l'un d'entre eux. Ma tête bouillonne d'injustice et de colère, j'ai envie de détruire à coups de club de golf cet immonde connard, je voudrais lui faire payer de faire souffrir ainsi cette pauvre vieille femme.

  Qui lui a dit, à lui, que sa vie serait longue et sans souci ? Qui lui a assuré de vive voix qu'il mourra simplement de vieillesse, sans souffrance ? Qui lui a garanti qu'il n'aurait pas un accident de voiture, juste en sortant de cette consultation où il a méprisé le destin déjà brisé de cette femme ? Pour qui se prend-il pour condamner ainsi un patient sans appel ?

Je m'énerve, je hurle dans ma tête, mais je ne peux rien faire. Je sais qu'au fond du fond il a raison. Il l'a dit de la pire des manières qui soit, mais il a raison. Et c'est peut-être ça, finalement, qui me rend si triste. Au-delà de la cruauté de ces paroles, c'est peut-être parce que je sais, moi aussi, que l'opération ne sera pas possible et qu'elle mourra d'une complication de ces fuites dans un futur proche.

Alors, comme remplie d'une émotion que mon corps ne peut contenir, je me mets à pleurer. Je pleure mon inutilité et celle de toute la médecine actuelle, je pleure l'immoralité de ce médecin, je pleure l'issue fatale, je pleure cette femme que je ne reverrai probablement jamais, mais qui m'a marqué de manière indélébile, avec ses grands yeux fatigués et son sourire de petit lapin.

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