Le mystère de la garde du Nouvel An
J'ai mis ce titre pour faire style "Le mystère de la Chambre Jaune, mais bon c'est pas trop le thème.
Bref, je vais raconter ma bonne garde du 31 décembre donc, celle dans le Top 3 des gardes que personne ne veut après Noël et les avant-veilles de partiels. C'est une garde de 24h de surcroît, ce qui ajoute du piment à la chose. Enfin, elle est payée 2 fois plus, ce qui m'a motivée à la prendre en échange de ma garde fin janvier juste avant les partiels justement.
J'étais dans le service de Neuro-Vasculaire, où l'on surveille les post-AVC. Y'en avait tout une ribambelle, avec des symptômes plus ou moins évidents selon la région vasculaire touchée. On commence le matin par les transmissions de la veille, pendant une heure, les astreintes de la veille nous communiquent tout ce qui s'est passé pour chacun des 16 patients. Ensuite, il y a la visite de tous les patients, et ça, ça a pris vachement de temps, si bien que j'ai mangé à 14h30, en étant réveillée depuis 6h30, croyez-moi j'avais une dalle de l'espace.
C'était certes un peu long, mais nécessaire. L'évaluation stricte neurologique est primordiale pour vérifier la bonne récupération des fonctions perdues.
L'après-midi, c'est là que c'est devenu vraiment bien. Les urgences surtout sont souvent remplies de troubles apparemment neurologiques comme des brusques paralysies faciales, ou des sensations de jambes qui tombent... Donc, on a passé l'après-midi à aller voir des patients dans tous les sens, entre les urgences, le déchoc et l'imagerie, on n'a pas chômé. Mon interne, Thomas (big up), est très strict dans ses examens, et m'a même réexpliqué des trucs de base qui m'avaient échappé.
C'était vraiment enrichissant de suivre un même patient depuis son entrée aux urgences jusqu'à son hospitalisation de surveillance finale, soit l'endroit où je me trouve tous les matins.
C'est donc l'histoire d'un monsieur, que je vais appeler Mr. Antécédent, puisqu'il vient pour un AVC, plus précisément une occlusion de l'artère sylvienne droite qui lui faisait répéter en boucle : "Dites Docteur, je dois vous signaler un autre antécédent !", toujours le même.
Monsieur Antécédent a donc un thrombus (: caillot) dans cette artère. Il ne reconnaît plus le côté gauche de son corps, et ne le bouge donc plus, comme si ce bras était à quelqu'un d'autre. On l'a donc amené à l'IRM pour lui faire tout un tas d'imageries dans lesquelles je me perds encore : SPIR, FLAIR, T2*, Écho de Gradient, TOF, Diffusion... Mais Thomas a dit que ça prenait du temps avant de maîtriser tout ça, je n'ai donc pas trop peur. En l’occurrence là, pas besoin de connaître ses séquences pour voir le thrombus.
Il est là, énorme, sombre, en plein milieu du cerveau, comme une tâche sur un tableau, comme un bug dans un logiciel. Je n'en avais jamais vu de si gros.

Le Chef dit qu'on lance le protocole Thrombolyse-Thrombectomie, puisqu'on est dans les 4h30 après l'AVC. Il me propose d'aller voir. Je ne savais pas du tout ce que c'était, j'accepte donc avec joie.
À ma grande surprise, on emmène Monsieur Antécédent et ses 100 kg de facteurs de risque cardio-vasculaire dans un bloc opératoire. Je dois me changer en tenue de bloc, et on me donne un tablier de plomb. C'est lourd, mais toute l'opération est sous contrôle rayons X, donc il vaut mieux être protégé.
Le chirurgien passe par l'artère fémorale, et glisse précautionneusement dans l'artère une espèce de fibre optique de 1,50m de long et remonte le long de l'aorte, puis des carotides et enfin dans le cerveau. On voit sur le moniteur en temps réel la petite tige grimpant bravement à contre-courant dans les gros vaisseaux. Monsieur Antécédent a de la chance, ses artères sont en très bon état, il est facile de retirer le thrombus, avec l'aspiration. Il est effectivement très gros :

Par contre la fin de l'opération c'est un véritable sketch : à la fin, on utilise un outil spécial pour reboucher correctement l'artère fémorale par laquelle on est entrés. Étant le 31, le stock d'outils était vide. Il restait au fond d'un tiroir un ancien modèle oublié depuis longtemps. Du coup, je chirurgien ne savait pas s'en servir. Et bien croyez-moi, croyez-moi pas, il a regardé un tuto Youtube sur l'utilisation de cet outil. Je crois que c'est la scène de bloc la plus cocasse jamais vue : le chirurgien en stérile, les mains vers le haut, penché au-dessus de son masque sur l'écran du téléphone de l'infirmière pour regarder un tuto. Et le pire, c'est qu'il a parfaitement exécuté le geste, pas un pétou pour Monsieur Antécédent.
Immédiatement, il a commencé à parler normalement, et 15 minutes plus tard, il a recommencé à bouger son bras gauche, en ayant perdu tout souvenir de négligence de son hémicorps gauche.
Madame Antécédent était dans un état de panique indescriptible, ce qui est parfaitement compréhensible. Le chef est allé lui expliquer que tout s'était très bien passé et qu'il avait de bonnes chances de bien récupérer. Il a juste fait une petite maladresse de langage médical en disant : "Avec une reperfusion si rapide, on peut espérer très peu de nécrose, de mort cérébrale". Il voulait parler de la mort du tissu cérébral, mais elle a compris mort... mort ! Son regard s'est aussitôt rempli de larmes, ses yeux se sont exorbités et toute couleur a quitté son visage déjà pâle. Il s'est rattrapé de suite bien sûr, et tout est bien qui finit bien. (Pour une fois)
Ensuite c'est passé vite, on a eu un super dîner de Réveillon avec du guacamole, du foie gras, du saumon fumé, bref mieux que si j'étais restée chez moi ;)

Ensuite à partir de 23h y'avait pas grand chose à faire mais le chef voulait qu'on reste réveillés jusqu'à minuit pour la nouvelle année mais il était en train de taper un compte-rendu quand le compteur de l'ordi est passé à 00h00, il s'est tourné vers moi, a dit bonne année et m'a dit que je pouvais aller dormir. Ça a valu le coup d'attendre. En plus, y'avait du champagne dans le frigo...
Anecdotes de stage Neuro :
- Les époux Stouflant : ce n'est pas leur vrai nom bien sûr, mais ils sont incroyables. Elle est aveugle, mais lui l'aime tellement, et l'amour rend aveugle pas vrai ? Il fait tout pour elle. Je l'ai vu dormir dans un fauteuil inconfortable, je l'ai vu lui décrire le ciel, je l'ai vu lui décrire la couleur des murs et des ascenseurs, je l'ai vu lui beurrer ses tartines, je l'ai vu demander naïvement aux infirmières combien pour les repas jusqu'à la fin du séjour, je l'ai vu refaire le nœud sur sa robe, je l'ai vu réajuster une pantoufle mal mise que je n'avais pas remarqué lors de l'examen, je l'ai vu sortir un joli classeur bien classé avec toute son histoire (qu'il soit béni). Je l'ai vu l'aimer, d'un amour pur et simple, à travers chacun de ses gestes, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses mots. Elle vient pour traiter un pseudo-parkinson, et juste après l'annonce par le chef qu'il n'en était rien, il a dit cette phrase, si banale, si simple et pourtant si riche de sens et qui a sonné pour moi comme la plus belle phrase du monde : "Tu entends chérie ? Le Docteur est en train de sourire, on rentre enfin ensemble à la maison."
- CJ Disease : C'est une histoire courte, brutale et terriblement triste. Il a la cinquantaine, il est employé dans un travail stable, en septembre il déclare un Creutzfeld-Jacob. En Novembre, son cerveau est dévoré par la maladie vorace presque en totalité. Il a fallu 3 mois à ce prion pour tuer son hôte. On ne peut rien faire. On regarde les fonctions s'amenuiser une par une. On regarde la dégénérescence accélérée, et on ne peut rien faire. Je ne veux pas voir. Je ne veux surtout pas voir.
- Premier décès, premier choc : c'est une petite fille qui est là depuis plusieurs semaines, plusieurs mois, on a arrêté de compter. Tout le monde l'aime, dans le service. Elle ne parle pas, mais elle vit. Le docteur des soins palliatifs est passé la voir elle et ses parents pour réajuster un traitement pour son confort. Rien ne laissait présager la nuit terrible qui s'en suivit. Je suis arrivée le lendemain matin, une femme était en sanglots devant sa porte, en proie à plus terrible des épreuves pour une mère. Sa fille est morte. Morte. Je m'isole dans un couloir vide, une pression sur la poitrine. Je pleure aussi. Je ne pense pas pouvoir un jour travailler dans des soins intensifs ou de fin de vie. Je suis sensée être forte, je suis sensée être le médecin. Ça me fait peur. Peur qu'un jour, après avoir vu tant de décès, la mort ne m'émeut plus. Je préfère souffrir avec le patient que de devenir un robot sans sentiment. Je sens déjà que j'ai changé depuis mes débuts à l'hôpital. J'ai peur.
- Une chouette derrière la fenêtre : je vais l'appeler Edwige, elle a moins de 20 ans. On ne sait pas ce qu'elle a. Elle tient constamment dans ses mains la peluche d'une chouette blanche. Elle regarde tantôt le vide, tantôt te fixe d'un regard dérangeant. On n'arrive pas à déterminer s'il y a une conscience derrière ce regard. Un jour qu'il a fallu la mobiliser pour lui poser un patch avec deux autres co-externes, je dois lui retirer la chouette des mains pour les attraper et la tirer vers moi. Lorsque c'est fait, on la remet à sa place. Lorsque je veux retirer ma main, elle tourne son regard vers moi et la retient. D'une petite pression presque imperceptible. Le temps autour de moi s'arrête, la chambre se fige. C'est un silence au-delà des mots, au-delà de toute forme de communication. Je suis incapable de retirer ma main, incapable de bouger, incapable de me libérer de ce regard, presque implorant. Je sens mes yeux me piquer, je voudrais aspirer cette maladie, ce venin qui lui dissout le cerveau et l'enfermer dans un vase que j'enterrerai des centaines de mètres sous terre, tellement profond que plus personne n'en serait victime. Combien de temps suis-je restée à la regarder ? Des secondes ? Des minutes ? Je ne sais pas. J'ai juste murmuré : "Je suis désolée...". Je ne sais même pas si elle a compris. Ce n'était pas très utile, mais je ne savais pas quoi dire.