Ma première garde

12/09/2017

Ma toute première garde, c'était aux Urgences. Il fallait être sur le pied de grue à 7h30 pour commencer à 8. J'étais avec 3 autres co-externes pour 24h, le bonheur des gardes du dimanche.

Mon premier interne, Boris, était vraiment génial. Drôle, sympathique, toujours prêt à expliquer ce qu'il faisait. Dans les soins urgences, j'ai vu le premier patient à 8h45. Habillée dans ma tenue verte d'étudiant hospitalier, j'avais cette allure incertaine qu'on les petits qui apprennent à marcher. L'inexpérience devait se lire parfaitement sur mon visage, mais hé, on est tous passés par là !

Je ne sais pas ce que c'est, ni pourquoi, mais j'ai subitement eu très chaud et vu flou. Symptômes classiques du malaise vagal. On m'a allongé sur un brancard, les pieds vers le haut. Glycémie normale, tension un peu basse, mais ça c'est normal chez moi. Je ne suis d'ordinaire pas sensible à tout ce que l'on peut voir dans les hôpitaux, alors une simple auscultation... Le stress sans doute, puisque dans les 24h qui ont suivi, ça ne s'est pas reproduit.

« Déjà ? » s'est moqué gentiment Boris, c'est vrai que ça ne faisait que 5 minutes que j'étais là et me voilà déjà allongée avec une tartine de confiture de fraises dans une main et un sachet de sucre dans l'autre.

Ma fierté durement blessée, j'ai pu commencer les examens cliniques à proprement parler.

On m'a demandé d'aller voir les patients, mis dans des « box », de les examiner et de revenir présenter le cas à l'interne.

J'ai vu des tas de personnes différentes, des tas d'origines différentes, des tas de malheurs différents, tous ici réunis dans la douleur.

J'ai commencé tout bête avec un patient auquel il fallait faire un ECG, un pauvre vieux qui s'est cassé la figure dans l'escalier à cause de son parkinson. L'infirmière m'a montré comment faire, et depuis lors je suis devenue la commise aux ECG. Elle m'a demandé si je savais faire les sutures, je lui ai dit « Pas sur les humains ». Encore une tare dans ma formation qu'il fallait mettre à jour. Surtout quand ton co-externe est aide-op, qu'il fait les sutures comme les lacets de ses chaussures, et que tous ses examens cliniques sont parfaits quand toi tu oublies de demander s'il y a eu de la fièvre... 😅


La patiente suivante était une vieille femme avec un Alzheimer avancé. Un de ceux qui n'ont pas encore tué leur hôte, mais ont fait bien pire. Une régression de l'esprit humain comme il m'a été rare d'en voir. Un adulte rendu à l'état de bébé, tétant sa blouse d'hôpital et demandant sa mère. J'ai du tenter de faire un examen clinique le plus complet possible, en sachant qu'elle ne pouvait répondre à aucune question. J'ai posé des questions simples, en parlant très lentement, et très fort. Elle s'est contentée de me regarder droit dans les yeux, avec ce regard qu'ont les jeunes enfants lorsqu'ils ne comprennent pas ce qu'on leur raconte.

Mais ce n'était pas seulement ça. Ce n'était pas seulement une incompréhension. Il y avait autre chose dans le regard de cette femme ce jour-là, quelque chose d'indéfinissable. Comme une certaine tristesse, une mélancolique lassitude, une détresse sourde, comme si quelque part, une partie d'elle-même contemplait depuis les tréfonds de son âme son état malheureux sans ne rien pouvoir y faire.

J'ai pris sa main dans la mienne, lui ai dit que tout allait bien se passer, quoi qu'il arrive. J'ai lentement caressé sa tête blanche, et elle a fermé les yeux, comme apaisée, comme attendant la fin avec une sorte d'impatience, qui la délivrerait enfin de sa prison terrestre.

La suturer a été très difficile, elle n'arrêtait pas de bouger, ne supportant pas les petites douleurs des piqûres de l'aiguille, balbutiant difficilement le mot « Mal », me lançant des regards suppliants, comme si je devais absolument faire arrêter cette souffrance inutile.

Elle a paru retrouver un peu de sa raison lorsque son fils est venu la voir, restant cependant toujours dans son rôle de petite fille se cachant derrière son père lorsqu'un inconnu la regarde.


Une autre patiente que j'ai du voir cette nuit-là était aussi une vieille femme, qui elle vivait seule chez elle. Ses enfants l'ont retrouvé inconsciente dans son fauteuil, une bouteille de Calva à côté. À son réveil, elle a affirmé vouloir en finir, puisque plus personne ne se souciait d'elle de toute façon, ses enfants ne lui rendant pas assez visite. Lubie de vieillard solitaire ou réel abandon ? Difficile d'en savoir plus.

Cette femme semblait avoir perdu tout goût à la vie. Qui pourrait le lui reprocher ?

« Presque 80 années de vie, et personne à qui raconter ce qu'il nous reste de notre mémoire à moitié effacée.

À quoi bon rester dans son fauteuil, si personne ne vient s'asseoir pour écouter mes histoires ?    À quoi bon rester regarder par la fenêtre, si les nuages sont les seuls à passer devant mes yeux ? À quoi bon aimer un chat, si personne n'est là pour me dire que Félix est un nom trop cliché ?     À quoi bon regarder le 4892ème épisode des feux de l'amour si personne ne peut se moquer avec moi que cette cruche de Chelsea ?

À quoi bon attendre devant ma porte, si quand je mourrai, seul Félix me regrettera ? »

Voilà tout ce que criaient les yeux de cette femme, couchée dans son lit, sa peine se déversant dans le cœur de quiconque soutenant son regard trop longtemps.

Le personnel médical avait l'habitude de toutes ces petites tragédies du quotidien. On se doit d'être empathique pour le patient, mais de rester de marbre à l'intérieur pour ne pas souffrir tous les jours. Je ne sais pas combien d'années de pratique il me faudra pour que ma sensibilité s'émousse au contact du malheur des gens. Finirais-je avec un cœur de pierre ?                              Je le souhaite parfois. Il en faut du courage pour encaisser toute cette angoisse.

Mais serais-je alors un bon médecin, quand les sentiments de mes patients n'auront plus de sens à mes yeux ? Serais-je alors un bon médecin, lorsque guérir un corps sera mon seul objectif ? Un corps vaut-il vraiment la peine d'être soigné, lorsque c'est l'âme qui est blessée ?

Non, je ne peux pas devenir comme ça.

Alors, comme une éponge déjà gorgée d'eau, je laisserai couler sur moi les flots d'infortunes, m'octroyant de temps en temps un essorage pour à nouveau pouvoir aspirer les afflictions et assécher peut-être un peu les larmes de mes patients.


Les sutures (musique dramatique)

Il fallait bien en parler un peu. Je n'avais jusque là seulement suturé des pieds de porc et des cuisses de poulet. Je tenais plus du débutant boucher que de l'habile chirurgien à ce moment. Enfin, il faut bien se lancer sur un patient à un moment.

Ma première suture humaine, c'était sur un vieil homme qui avait une magnifique plaie au front ainsi qu'une entaille dans l'oreille. Boris a anesthesié les deux blessures, et m'a proposé de faire celle au front en même temps que lui. Très astucieux de sa part, puisque ma terreur la plus profonde, c'était de faire mal en plantant l'aiguille dans la peau du patient. Ainsi, si le patient gémissait, je ne savais pas si c'était ma faute ou la sienne.

Je me dis maintenant que c'était probablement la mienne, mais sur place, j'ai refoulé cette idée bien loin dans ma tête.

Ma deuxième suture, je l'ai faite sous la supervision de mon co-externe, celui doué en tout. Il m'a encouragé du début à la fin. À chaque fois qu'il me félicitait sur un point, je prenais plus d'assurance pour le suivant. J'aurais aimé le lui dire, mais je le remercie du plus profond de mon cœur. Je l'ai pourtant faite à 2h du matin, mais l'adrénaline s'est libérée d'un coup dans mes veines, faisant bouillir mon sang sous la concentration intense, expirant longuement entre chaque point. Il était 14h dans ma tête, il n'y avait plus de fatigue, plus de stress, plus de peur.

Seulement moi, le patient, mon aiguille, et la voix de mon co-externe.

Quand j'ai coupé le dernier fil, j'ai ressenti un sentiment de plénitude comme jamais. Celui que l'on ressent après un travail bien fait. Une fierté qui serre le cœur, et le soulagement dans le regard du patient, c'est tout ce dont j'avais besoin.

Ma troisième suture, je l'ai faite seule. Juste le patient et moi. Il a été très courageux, pas le moindre gémissement, ni la moindre grimace. Je lui en suis infiniment reconnaissante, car ça a été la dernière pierre posée sur le mur de la confiance en moi.

Une toute nouvelle assurance m'a emplie, difficile à maîtriser.

Dois-je mentir ici ? Et ne pas avouer que la fierté m'a étouffée ?

Que cette simple petite réussite, pourtant d'une banalité terrible, a suffi à faire enfler mon ego ? Dangereuse est cette sensation, si elle n'est pas maîtrisée.

Qui étais-je, moi ? Une simple externe, qui a réussi à faire un noeud. C'est tout.

Alors pourquoi ai-je adopté cette démarche traînante, tenant paresseusement les deux extrêmités de mon sthétoscope pendu autour de mon cou, symbole millénaire du médecin ?

Pourquoi ai-je préparé la table stérile négligemment, comme si je l'avais fait des milliers de fois, mimant une lassitude que seules les années de répétitions peuvent donner, alors que mon coeur allait exploser dans ma poitrine en anticipant les gestes à réaliser ?

Je ne sais pas. Je ne veux pas être comme ça. C'est exécrable, j'en suis bien consciente, et pourtant... J'ai bâti les fondations de mon estime de moi sur la médecine. C'est la seule chose qui compte à mes yeux. Alors, je suppose qu'un petit péché d'orgueil de temps en temps, tant qu'il n'est pas remarqué par les autres humains, si prompts à commenter, ce n'est pas si grave. Avec la gourmandise, je n'en suis qu'à deux sur sept, ce n'est pas si mal.

Enfin, je l'espère. J'espère qu'avec le temps, j'acquérerai enfin la conviction profonde et inébranlable que je ne suis que le vecteur de la guérison. Personne ne sait si un traitement fonctionnera sur un patient. On l'espère, c'est tout.

Alors j'espère.


Le reste de la nuit a été plutôt calme, malgré le fait qu'on ait mangé à 3h du matin, ça n'a pas entaché notre enthousiasme.

Enfin, vers 7h, alors que la fraîcheur des matins d'automne réveillait doucement l'hôpital, la fatigue est vraiment arrivée, sans pitié, paralysant les muscles de nos paupières, embrumissant nos cerveaux, alourdissant notre langue.

Avec des cernes aussi longues que larges, on a accueilli la relève, et quitté les Urgences pour enfin se cacher sous nos couvertures, oubliant dans un sommeil lourd et sans rêves, tous les tracas du monde.

Et pendant que d'autres célèbrent le jour le plus interminable de l'année... nous allons secrètement nous réjouir du retour d'une longue nuit.

Presque Docteur - Kinesine
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